" LE DOUZIEME CORPS"
- Marguerite ? Ca ne va pas ?
- Il y a un homme au troisième, il est malade. J’ai besoin de ton aide, Hans, mais…
- C’est un homme qui se cache ?
- Oui. - Hier déjà il était là ?
- Oui.
- Je comprends pourquoi tu étais… différente.
- Hans. Si tu acceptes de m’aider sans parler à personne, viens. Sinon…
Elle le regarde, éperdue. Il pose ses mains sur ses épaules.
- Sinon, je sais. Je sais ma Marguerite. Pas d’inquiétude, je t’aide et jamais personne ne l’apprend. Je te le promets. Allons-y.
X. est tombé du lit. Assis par terre, adossé au lit haut, les jambes allongées sur la carpette, le menton sur la poitrine, il semble dormir. Il répand une odeur infecte. Hans pose sa main sur sa nuque. L’homme a à peine un frémissement.
- Marguerite, il brûle de fièvre. Va faire couler l’eau dans la baignoire. Il faut le laver. Il est en train de pourrir…
Quand elle revient de la salle de bain Hans a réussi à allonger X. sur le tapis. Il le déshabille. L’homme tente de réagir puis retombe dans une espèce de torpeur. Hans retire un drap du lit.
- On va le rouler dans le drap, aide-moi. - Et maintenant ? - Maintenant on le traine par terre et on l’emporte au bain. Hans retire sa chemise et s’enroule le dessus de lit autour de la taille.
-Je ne peux pas tacher mon uniforme, je serai consigné, tu comprends ? Tu le prends sous les genoux, je le soulève par en haut. On va le porter dans la baignoire. D’accord ?
Elle hoche la tête. Voir Hans torse nu prendre dans ses bras, contre lui, cet homme nu, inerte, couvert de bleus, si maigre, est une vision qui la bouleverse. Plus tard, chaque fois qu’elle verra une piéta elle pensera à lui, à ses gestes fermes, à la tête frisée du blessé, ballottant sur l’épaule de Hans. L’homme marmonne. Hans lui répond en allemand.
- Qu’est-ce qu’il dit, Hans ?
- Il demande « Qui es-tu, toi ? Qui es-tu ? »
- Il parle allemand ? - Oui, avec un gros accent tchèque.
- Et qu’est-ce que tu lui as répondu ? Hans sourit.
- Je lui ai répondu : je suis un mauvais Allemand.
extrait 2
-Les voilà ! Les voilà ! Elles arrivent !
Il y a dans les voix une excitation presque enfantine, on croirait entendre : « Voilà les éléphants ! » ou : « Voilà les clowns !» Mais non :
-Voilà les salopes !
Entourées, poussées par un gendarme, deux pompiers et des hommes jeunes, en civil, dont l’un porte un brassard FFI cousu à grands points blancs sur la manche, elles sont une douzaine, en robe légère en ce mois d’août. L’une d’elles est en short. Une voix fuse :
-Regarde-moi ces cuisses ! Elles n’ont pas de vergogne ces putes à boches !
Une fille très jeune, dix-sept ans ? Moins ? marche sans chaussures. Elle est nue sous sa combinaison rose à fines bretelles. Ses cheveux frisés sont mouillés. On voit ses seins dressés sous l’étoffe fluide, et la plante de ses pieds noire à chacun de ses pas.
-Et ça se trimballe à moitié nue, en dessous de soie. Tu as vu, elles se refusent rien ces dames de la Gestapo !
Elles accélèrent, bousculées par les hommes, conspuées par la foule. L’une d’elle perd sa sandale, elle se baisse, le FFI la pousse aux fesses. Rires. Va-t-elle tomber ? Non, elle trébuche une fois, deux fois, mains en avant, et retrouve son équilibre. Elle reprend sa marche, un pied nu. Certaines marchent droites, la tête haute, et soutiennent le regard de ceux qui se régalent de ce défilé comme d’une parade de carnaval. La plupart avancent front baissé. Elles ne voient rien. Elles vont où on les pousse. On entend le clang ! clang ! de leurs semelles de bois sur le pavé.
- Qu’est-ce qu’on va leur faire ? demande un petit garçon. On va les tuer ?
- Peut-être. C’est tout ce qu’elles méritent ces suceuses de boches!
- Monsieur, je vous en prie, pas devant les enfants !
En tête, les pompiers ont ordonné un arrêt. Les femmes du dernier rang se heurtent aux précédentes. Les gens rient. La foule se fait compacte derrière le troupeau des femmes. Une meute, une masse indistincte et bruyante, une coulée au sein de laquelle tout le monde fraternise. Dans le brouhaha on rit, on jette au ciel des phrases :
« On les a eus à la fin ! » « Honte à vous ! » « Salopes ! » « Vous souillez la France ! » et : « Tu as vu le cul qu’elle a celle-là ? », « Ilsont pas dû s’emmerder les fridolins ! » « Si c’est pas malheureux ! » Des femmes crient « Traîtresses ! » en leur montrant le poing.
Soudain, d’un balcon, une femme appelle :
-Vous en avez oublié une. Ici ! Une femme de boche ! Au quatrième !
La procession est arrêtée. Trois hommes, en bérets et brodequins, dont l’un porte un fusil, montent dans l’immeuble. Ils redescendent au bout d’un moment. La prise est belle : une jeune femme, grande, bien faite, pâle comme une morte, et qui porte sur sa hanche un enfant. Quand elle apparaît, la foule se déchaîne :
-Hou ! Hou ! Hou ! Un enfant de boche ! Saaalope !